Comment assurer une communication sécurisée entre parents séparés, notamment lorsque des violences conjugales ont eu lieu ? C’est le défi qu’a relevé Eva Ngallé en créant TI3rs, une application qui permet d’encadrer les échanges tout en protégeant les victimes. Elle nous raconte son parcours, la genèse du projet et ses ambitions pour cette solution à impact social.
Fondée en 2022 par Eva Ngallé, TI3rs propose une application de messagerie sécurisée pour encadrer la communication entre parents séparés, notamment en cas de violences conjugales. Cette initiative répond à une problématique majeure en France, où 271 000 victimes de violences commises par leur partenaire ou ex-partenaire ont été enregistrées en 2023, soit une augmentation de 10 % par rapport à 2022.
L'application TI3rs permet de générer un numéro anonyme, de filtrer les messages inappropriés, de moduler les notifications et d’archiver les échanges pour faciliter d'éventuelles démarches judiciaires. La fondatrice, elle-même victime de violences au cours de sa vie, raconte son parcours dans cette interview exclusive pour Pôle Sociétés.
Un parcours personnel qui mène à l’entrepreneuriat engagé
Pouvez-vous nous parler de votre parcours avant la création de TI3rs ?
J’ai 34 ans et je suis maman d’un petit garçon de 10 ans. J’ai commencé dans la communication. J’ai fait une licence puis un master dans ce domaine, avant de travailler dans différentes structures. J’ai notamment exercé au sein d’une mutuelle, où j’ai occupé plusieurs postes : service client, formation, puis commercial.
Mais au fil des années, mon parcours a été bouleversé par ma vie personnelle. Après la naissance de mon fils, j’ai rapidement réalisé que mon métier devenait difficilement compatible avec ma situation familiale. Les horaires à rallonge dans la communication étaient contraignants, et j’avais besoin d’un poste plus stable. J’ai donc rejoint une mutuelle où je travaillais sur des horaires fixes. À ce moment-là, je ne savais pas encore que ma vie allait prendre un tournant décisif.
Vous évoquez un basculement personnel important. Qu’est-ce qui a déclenché cette prise de conscience ?
J’ai vécu une séparation compliquée avec mon ex-conjoint. Ce que je considérais comme une simple rupture s’est transformé en une situation de harcèlement permanent. Il m’appelait sans cesse, m’envoyait des centaines de messages par jour, et son emprise psychologique devenait insupportable. À ce moment-là, je travaillais dans une mutuelle, notamment sur l’action sociale, et je me retrouvais souvent face à des femmes victimes de violences conjugales.
Un jour, une bénéficiaire m’a raconté son histoire… et j’ai réalisé que c’était aussi la mienne. Le même schéma, les mêmes mécanismes de contrôle, les mêmes peurs. Cette prise de conscience a été brutale. J’étais moi-même victime de violences psychologiques, sans m’en être rendu compte auparavant.
Après plusieurs tentatives infructueuses pour obtenir une rupture conventionnelle, j’ai fini par abandonner mon poste. Je n’arrivais plus à travailler. C’est à ce moment-là que j’ai lancé une première auto-entreprise dans la communication, en me concentrant sur des projets qui avaient du sens : des associations, des initiatives solidaires, l’économie sociale et solidaire. Mais mon ex-conjoint ne cessait pas pour autant de me harceler, et je me suis retrouvée confrontée à un problème majeur : comment assurer une communication minimale pour la garde de mon fils, sans subir de nouvelles violences ?
TI3rs : une solution pensée pour protéger les parents et les enfants
Comment est née l’idée de TI3rs ?
Lorsque la justice a imposé à mon ex-conjoint de passer par un tiers de confiance pour toute communication liée à notre enfant, j’ai découvert une zone grise. Il ne s’est jamais plié à cette obligation, et j’ai dû demander à mon père de jouer ce rôle. Mais cela l’a exposé, lui aussi, à des insultes et même à des violences physiques.
J’ai alors cherché des solutions existantes. Certaines personnes utilisaient un cahier que l’enfant transportait entre les parents, d’autres passaient par des avocats (peu accessibles en permanence), et beaucoup se retrouvaient à ne plus communiquer du tout. Il n’existait aucune alternative simple et efficace.
C’est ainsi qu’est née l’idée de TI3rs en 2022 : une application qui permet une communication encadrée, limitant les contacts directs entre les parents, tout en assurant le strict nécessaire pour le suivi des enfants.
Comment fonctionne l’application concrètement ?
TI3rs offre plusieurs fonctionnalités :
- Lors de l’inscription, l’utilisateur peut choisir d’inviter ou non son ex-conjoint sur l’application.
- Si l’ex-partenaire n’accepte pas, un numéro de téléphone virtuel est généré, permettant d’échanger par SMS sans révéler son vrai numéro.
- Les utilisateurs peuvent programmer la réception des notifications pour éviter d’être submergés par des messages intrusifs.
- Une liste de mots-clés filtre les insultes et les propos violents.
- Un historique des échanges est automatiquement enregistré, facilitant les procédures judiciaires et évitant aux victimes d’avoir à faire des captures d’écran incessantes.
L’objectif est simple : réduire l’impact psychologique des échanges, éviter que les enfants ne deviennent des messagers et faciliter les démarches judiciaires si nécessaire.
Aujourd’hui, où en est TI3rs en termes d’adoption ?
Nous avons déjà plus de 3 100 utilisateurs, avec 35 000 messages échangés via l’application et 1 400 modérés. Environ 80 historiques sont téléchargés chaque mois, ce qui signifie que de nombreux parents utilisent ces données dans des procédures juridiques. Nous espérons que cela contribue à faciliter la protection des victimes et à leur apporter un sentiment de sécurité.
Une visibilité renforcée grâce à Qui veut être mon associé ?
Vous avez récemment participé à l’émission Qui veut être mon associé ? Pourquoi avoir fait ce choix ?
Parler des violences conjugales et post-séparation reste encore tabou. Les salons professionnels ou les événements classiques ne sont pas toujours adaptés pour sensibiliser un large public sur ce sujet. Participer à une émission grand public représentait donc une opportunité unique pour faire connaître TI3rs et mettre en lumière une problématique qui touche de nombreuses personnes mais qui est encore trop peu médiatisée.
L’objectif était double : d’un côté, donner de la visibilité à l’application afin que les parents concernés puissent en entendre parler et envisager de l’utiliser ; de l’autre, alerter sur les violences post-séparation et la nécessité d’apporter des solutions concrètes. Trop souvent, on pense que la séparation met fin aux violences conjugales, alors qu’en réalité, elles continuent sous d’autres formes, notamment à travers le harcèlement, la manipulation psychologique et l’utilisation des enfants comme intermédiaires.
D’un point de vue stratégique, l’émission représentait aussi une occasion précieuse d’obtenir des financements pour accélérer notre développement. La technologie coûte cher, et pour améliorer TI3rs, nous avons besoin d’investir dans des fonctionnalités avancées, comme l’intégration de l’intelligence artificielle pour analyser les messages ou l’extension de notre service à d’autres pays. Enfin, au-delà de l’aspect financier, je souhaitais bénéficier de l’accompagnement des investisseurs présents sur le plateau. Leur expérience, leurs conseils et leur réseau pouvaient m’aider à structurer l’entreprise et à anticiper les défis à venir.
Quels ont été les effets concrets de cette médiatisation ?
Je pensais au départ que l’effet serait immédiat, avec une explosion des inscriptions juste après la diffusion de l’émission. En réalité, ce n’est pas un service que l’on télécharge sur un coup de tête : les victimes de violences ou les parents concernés prennent souvent du temps avant de franchir le pas. C’est une décision qui s’inscrit dans un processus de réflexion, parfois douloureux.
Cependant, nous avons observé une progression plus rapide des inscriptions qu’avant. Je pense que beaucoup de personnes ont vu l’émission, ont été touchées par le sujet et ont peut-être rangé TI3rs dans un coin de leur tête, en se disant qu’elles en auraient peut-être besoin plus tard ou qu’elles en parleraient à quelqu’un de concerné.
C’est surtout du côté des entreprises que l’écho a pris. Nous avons reçu de nombreuses sollicitations d’organisations souhaitant proposer TI3rs comme solution à leurs salariés victimes de violences domestiques. Cela ouvre un nouveau champ d’action très intéressant, car la question des violences conjugales a un impact direct sur la vie professionnelle : une personne harcelée en continu par son ex-partenaire est forcément moins concentrée, plus stressée, parfois même incapable de travailler sereinement. En intégrant TI3rs dans leurs dispositifs de qualité de vie au travail (QVT), certaines entreprises veulent jouer un rôle actif dans la protection de leurs salariés.
J’ai également reçu des centaines de messages de personnes qui se sont reconnues dans mon histoire et qui m’ont remerciée d’avoir parlé de ce sujet. Certaines m’ont dit qu’elles n’avaient jamais osé mettre de mots sur ce qu’elles vivaient avant d’entendre mon témoignage. J’ai même reçu un retour particulièrement fort d’une femme qui expliquait que TI3rs lui avait permis de retrouver une forme de sérénité et l’avait empêchée de sombrer dans des pensées suicidaires.
Votre passage a aussi suscité une forte émotion parmi les investisseurs. Comment l’avez-vous vécu ?
Oui, c’était assez impressionnant. Sur le moment, je ne me rendais pas compte de l’impact que mon témoignage avait sur eux. C’est seulement en regardant l’émission plus tard que j’ai vu que certains étaient en larmes. J’étais tellement concentrée sur mon pitch et sur la nécessité d’expliquer mon projet de façon claire que je n’avais pas perçu toute cette émotion autour de moi.
Finalement, quatre investisseurs sur cinq ont décidé d’investir dans TI3rs, ce qui est une immense victoire pour nous. Mais au-delà de l’investissement financier, c’est surtout leur accompagnement qui est précieux. Ils connaissent les rouages du développement d’une startup, les défis de la levée de fonds, et leur réseau est un atout majeur pour nous aider à avancer.
Comment vous êtes-vous préparée pour cette émission ?
Cela a demandé énormément de travail. Le processus de sélection a commencé en avril, et dès que j’ai su que j’étais retenue pour le tournage, j’ai commencé à me préparer sérieusement, bien avant même d’avoir une date confirmée. Pendant deux à trois mois, j’ai affiné mon discours, travaillé mes chiffres, anticipé les questions potentielles des investisseurs et appris à structurer ma présentation pour qu’elle soit percutante en quelques minutes seulement.
C’était un vrai défi personnel, car en tant qu’entrepreneure à impact, on est souvent plus focalisé sur le besoin social que sur les aspects financiers et business du projet. Mais j’ai compris que pour convaincre des investisseurs et pérenniser TI3rs, je devais aussi maîtriser ces éléments et être capable de montrer que notre solution était viable sur le long terme.
Participer à cette émission a été une expérience intense, à la fois stressante et extrêmement enrichissante. Aujourd’hui, je recommande à d’autres entrepreneurs à impact de tenter l’expérience. Trop souvent, on pense que les entreprises présentes sur ce type de programme sont uniquement là pour créer des "boîtes à cash". Pourtant, il y a de la place pour les projets qui allient impact social et modèle économique viable. Il est essentiel que plus d’entrepreneurs engagés prennent la parole et fassent entendre leurs voix.
Quels sont vos prochains axes de développement ?
Nous avons plusieurs projets :
- Lancement d’une version gratuite pour les parents qui échangent peu.
- Ajout de la possibilité d’envoyer des images et des messages audio.
- Intégration d’une intelligence artificielle pour détecter les messages manipulatoires ou psychologiquement violents.
- Déploiement à l’international, notamment en Suisse, Belgique et Luxembourg.
TI3rs est-elle toujours une aventure solo ?
Non, l’équipe s’est renforcée. J’ai un CTO, Sébastien Ortega, qui gère la partie technique, et trois chargées d’affaires pour les relations avec les entreprises, institutions et utilisateurs. Une personne s’occupe également de la communication.
Quel conseil donneriez-vous aux entrepreneurs qui hésitent à se lancer sur un projet à impact ?
Il faut oser et ne pas avoir peur de la visibilité. L’entrepreneuriat n’est pas réservé aux projets ultra-rentables, il peut aussi être un levier puissant pour changer les choses. Passer à la télévision a été une expérience intense, mais cela m’a permis d’accélérer, d’apprendre et de mieux structurer mon projet.