Voir une première technologie échouer pour rebondir sur un projet à plus fort impact : l’histoire de Gérard Gatt raconte un entrepreneuriat qui ne renonce pas. À Aix-en-Provence, Sakowin est spécialisée dans la production d’hydrogène durable issu du méthane et s’est donné pour mission de décarboner l’industrie. Rencontre avec son dirigeant et fondateur.
Fondée en 2017 par Gérard Gatt, Sakowin propose une solution pour transformer le gaz naturel en hydrogène sans émissions de CO2. Sa technologie repose sur la plasmalyse du méthane, un processus de décomposition moléculaire utilisant un plasma basse énergie généré par micro-ondes. Installés par modules directement sur les sites des industriels, les réacteurs de Sakowin permettent d'extraire de l'hydrogène pur à 95 % et du carbone, qui n'est pas rejeté sous forme de gaz, mais se transforme en une poudre légère. Cette poudre de carbone trouve ensuite utilisations pratiques dans l’agriculture pour enrichir les sols, etc.
Gérard Gatt n’est pas un spécialiste de l’hydrogène lorsqu’il crée Sakowin, mais il aime résoudre les vrais problèmes, et décarboner l’industrie est un défi de taille. Cet entrepreneur de 56 ans s’est entretenu avec Pôle Sociétés pour évoquer la transition énergétique, son parcours et sa vision.
Pouvez-vous nous parler de votre parcours avant de fonder Sakowin ?
Je suis ce qu'on pourrait appeler un "late startuper" : j'ai fondé Sakowin à 56 ans, mais j'ai toujours évolué dans le milieu des startups. J'ai commencé ma carrière dans les années 80 aux États-Unis, où j'ai rejoint Citrix Systems, une startup qui est devenue un acteur majeur de l'informatique, cotée au Nasdaq et récemment vendue pour 19 milliards de dollars.
Chez Citrix, j'ai appris l'importance d'avoir une vision claire et de savoir fédérer une équipe autour d'un projet porteur de sens. C'était une période formatrice, car nous étions en pleine révolution informatique, à une époque où le concept même de cloud computing n'existait pas encore. Nous avons contribué à créer le cloud, ce qui est aujourd'hui un pilier de l'informatique moderne. Mais ce qui est souvent difficile, quand on porte une vision aussi avant-gardiste, c'est de réussir à franchir les étapes nécessaires pour survivre durant les périodes de turbulences, en attendant que le marché soit prêt. Pour Citrix, le véritable tournant est arrivé en 1995, avec la sortie de Windows NT et l'explosion de l'Internet, qui ont enfin permis à notre vision de se concrétiser. Cela a ouvert la voie à une croissance rapide, faisant de Citrix la société qu'elle est devenue aujourd'hui.
En 2000, je suis rentré en France et j'ai investi dans plusieurs entreprises, notamment une société spécialisée dans la décontamination des emballages alimentaires par des flashs de lumière. J'ai restructuré leur équipe commerciale et la société s'est bien développée. J'ai ensuite travaillé avec une entreprise d'huiles essentielles, Elbervier, qui a été vendue en 2019 à Givaudan, le leader mondial du secteur.
Comment en êtes-vous venu à créer Sakowin ?
En 2016, un ancien collègue de Citrix, basé aux États-Unis, m'a contacté pour me parler d'une technologie d'hydrogène sur laquelle il avait investi en 2008. Après huit ans de développement, il estimait que cette technologie était enfin mature et m'a proposé de voir ce que nous pourrions faire ensemble en Europe. Les résultats étaient particulièrement intéressants, validés par des scientifiques de la NASA, du MIT, et d'autres institutions prestigieuses. Cette technologie pouvait jouer un rôle clé dans la transition énergétique, plus précisément dans la décarbonation de l’industrie, ce qui m'a tout de suite intéressé.
Je ne connaissais pas grand-chose à l’hydrogène à l'époque, mais ces validations et le potentiel de la technologie m'ont convaincu. J'ai donc décidé de me lancer et j'ai créé ma première société avec cet ami de Citrix et une troisième personne, un ancien d'Areva que j'avais contacté. Son enthousiasme pour le projet était tel qu'il a même accéléré sa pré-retraite pour nous rejoindre. Cependant, en 2018, après avoir réalisé des audits approfondis avec un client potentiel, nous avons découvert un verrou technologique que notre partenaire américain n'avait pas anticipé. Face à ce défi, j'ai décidé de stopper le projet pour préserver mes ressources financières.
Cette société était donc le préquel de Sakowin ?
Ma particularité en tant qu’entrepreneur est de développer des entreprises au travers du business développement, c'est-à-dire de la vision des clients sur l'activité. Je leur demande vite ce qu'ils pensent de la solution proposée. Quand j'ai créé cette première société, j'ai donc présenté le projet à une quarantaine de proches, et j'avais autour de moi un écosystème de gens extrêmement compétents, qui me permettait de réfléchir collectivement sur ce sujet de la transition énergétique.
Je me retrouvais dans une situation paradoxale : j'avais autour de moi des experts qualifiés, un peu de financement, mais plus de technologie concrète pour avancer. Pourtant, j'avais entre les mains un défi de taille, celui de contribuer à la transition énergétique. Cette situation m'a forcé à revoir complètement mon approche : au lieu de partir d'une technologie existante, je devais repartir du problème lui-même et tenter de comprendre les enjeux réels de cette transition.
Comment envisagez-vous alors la transition énergétique ?
Nous avons commencé par poser les chiffres sur la table. En analysant la situation globale de l’énergie mondiale, nous sommes même allés jusqu'à évaluer les réserves d'uranium disponibles sur la planète, dans le contexte d'une éventuelle expansion du nucléaire. Ce que nous avons découvert était frappant : même avec une augmentation massive du nucléaire, nous n'atteindrions pas les objectifs de 2050 pour une transition énergétique complète. Quand on examine les chiffres de près, on prend conscience de l'immensité de la tâche, à un point tel qu'il devient évident que nous devons repenser notre manière d'aborder le problème.
Ensuite, il y a la question de l'énergie issue du CO2. Réduire les émissions de CO2 signifie ne plus utiliser d'énergie provenant du carbone. Or, aujourd'hui, une grande partie de notre énergie est produite en oxydant des molécules de carbone, ce qui génère du CO2. Si l'on veut vraiment cesser de produire du CO2, cela signifie renoncer à environ 40 % de notre capacité énergétique actuelle. Et avec les objectifs de sobriété énergétique pour 2050, il faudra en réalité augmenter cette capacité de 40 % supplémentaires. Cela signifie que, d'ici 2050, nous devons trouver 80 % d'énergies nouvelles par rapport à notre situation actuelle. C'est un défi colossal, qui donne littéralement le vertige.
Le méthane, sur lequel vous travaillez avec Sakowin, est-il une solution d’avenir ?
Nous avons choisi de nous orienter vers le méthane pour plusieurs raisons stratégiques. D'abord, le méthane est une ressource naturelle disponible en très grands volumes, et qui a le potentiel de devenir renouvelable une fois que nous saurons mieux exploiter nos déchets. Cette transition vers une utilisation plus efficace des déchets pour produire du méthane est en cours, et elle ne fera que s'accélérer.
Le méthane est unique en ce sens qu'il est dédié exclusivement à la production d'énergie. Contrairement à d'autres ressources, nous n'avons pas à choisir entre différentes utilisations du méthane : il est destiné à l'énergie, point final. Cela en fait une ressource fondamentale pour les volumes nécessaires à la transition énergétique.
Ensuite, il est crucial de comprendre que, quelle que soit la ressource naturelle que vous utilisez pour produire de l'énergie décarbonée, vous allez la surconsommer par rapport à ce que nous faisions auparavant, car nous ne pouvons plus compter sur les ressources carbonées. Pour maintenir une empreinte environnementale acceptable, il est impératif de minimiser cette surconsommation. Cela signifie que l'efficacité énergétique devient un enjeu central.
Pour réussir la transition énergétique, il faut des systèmes énergétiques optimisés au maximum. Et pour optimiser un système, il faut commencer par utiliser la molécule qui nécessite le moins d'énergie pour produire un vecteur énergétique propre. Sur Terre, cette molécule, c'est le méthane (CH4). D'un point de vue physique, c'est celle qui demande le moins d'énergie pour se débarrasser de sa molécule de carbone et produire de l'hydrogène. Cette efficacité énergétique fait du méthane le choix idéal pour notre approche de la transition énergétique.
Comment votre solution limite-t-elle les gaz à effet de serre ?
Notre solution limite les gaz à effet de serre grâce à un processus appelé plasmalyse du méthane. Habituellement, quand on utilise le méthane pour produire de l'énergie, on brûle ce gaz, ce qui libère du CO2, un puissant gaz à effet de serre, dans l'atmosphère. Nous avons adopté une approche différente : avant la combustion, nous utilisons un plasma pour décomposer le méthane en deux éléments fondamentaux, l'hydrogène et le carbone.
Le carbone, au lieu d'être relâché sous forme de CO2, est capturé sous forme solide, une poudre légère. Cette poudre de carbone est non seulement inoffensive pour l'environnement, mais elle est également utile dans plusieurs industries, comme l'agriculture, où elle aide à améliorer la rétention d'eau des sols, ou encore dans la fabrication de pneus et d'encre.
De cette manière, notre solution permet de produire de l'hydrogène propre tout en empêchant le carbone de contribuer aux émissions de gaz à effet de serre. En installant notre technologie directement sur les sites où l'hydrogène est utilisé, nous réduisons également les besoins en transport et en stockage, qui sont habituellement coûteux et énergivores. Cela rend l'ensemble du processus beaucoup plus efficace et respectueux de l'environnement.
Y-a-t-il de la concurrence sur ce marché ?
Nous ne sommes pas les seuls à explorer cette voie. La plasmalyse du méthane est une technologie en pleine émergence, et de nombreuses entreprises commencent à comprendre que l'électricité seule ne suffira pas pour atteindre les objectifs de décarbonation. Il devient de plus en plus évident que d'autres solutions, notamment celles qui se concentrent sur la décarbonation des gaz, seront nécessaires pour compléter l'offre énergétique actuelle.
À ce jour, il y a environ une vingtaine de sociétés dans le monde qui travaillent sur des technologies similaires. Cependant, notre approche se distingue par l'utilisation de plasmas micro-ondes. Cette méthode semble être la plus prometteuse et la plus rapide à émerger sur le marché.
Développer une deep-tech avec un tel enjeu demande du temps, et de l’argent. Quelle est votre stratégie de développement ?
Notre stratégie de développement s'est déployée de manière progressive mais rapide. Nous avons déposé notre premier brevet en novembre 2020 et mis en place notre premier laboratoire en janvier 2021. En septembre 2021, nous avons produit notre premier prototype de laboratoire, suivi de notre premier prototype livré à un client en septembre 2022. Enfin, en septembre 2023, nous avons finalisé notre premier prototype complet, prêt pour l'industrialisation. Cette année, nous passons à l'étape suivante avec la livraison de notre premier pilote industriel, un réacteur de 100 kilowatts, qui sera installé sur un site industriel en Suisse. A terme, un réacteur produira 200 kg d’hydrogène par jour
Et sur le plan financier ?
Sur le plan financier, nous avons levé des fonds pour soutenir notre développement. En 2021, nous avons levé 1 million d'euros auprès de quatre industriels partenaires clés, tels que Ponticelli, ADF, Saint-Gobain. Ces partenaires nous ont aidés à industrialiser la fabrication et à installer nos solutions chez les clients. Cette crédibilité nous a permis d'obtenir le label Deep Tech de Bpifrance en mars 2022, accompagné de 2,5 millions d'euros de financement public non dilutif sous forme de subventions et de prêts.
En juin 2022, nous avons été lauréats de l'EIC Accelerator, ce qui nous a également permis de recevoir 2,5 millions d'euros de subventions supplémentaires, ainsi que des fonds en equity. Nous avons utilisé une partie de ces fonds en 2023 lors d'une levée de 4 millions d'euros, où nous avons accueilli un nouvel industriel, Vol-V, spécialiste des énergies renouvelables, ainsi que la Commission européenne, qui est entrée au capital.
Quelles sont vos prochaines étapes pour le développement de la solution ?
Cette année, notre objectif est de déployer nos premiers pilotes, avec une sortie de produit prévue pour le premier trimestre 2026. Par la suite, nous prévoyons de nous développer davantage en levant des fonds à hauteur de 25 millions d'euros. Ce financement nous permettra de financer la construction de notre usine d'assemblage, où nous pourrons fabriquer ces modules à grande échelle.
Nous travaillons également sur le scale-up de notre technologie, en envisageant des systèmes de plus grande envergure, pour produire de l’hydrogène en quantité illimitée. L'un de nos premiers pilotes sera installé aux États-Unis, dans la continuité de notre premier déploiement à l'international.
En tant qu’entrepreneur, quels sont les principaux défis que vous avez eu à relever ?
Le plus grand défi a été de rebondir après avoir réalisé que la technologie sur laquelle nous avions initialement misé ne pouvait pas être industrialisée. Ce genre de situation peut être déstabilisant, mais il est crucial de continuer à avancer, pas à pas, en restant fidèle à ses convictions. C'est ainsi que des opportunités inattendues se présentent, et que des projets apparemment impossibles deviennent réalisables.
Ma plus grande fierté aujourd'hui, c'est l'équipe que nous avons constituée chez Sakowin. Nous sommes actuellement 27, bientôt 30, avec des experts dans des domaines aussi variés que le plasma, la chimie, la dynamique des fluides, et la modélisation numérique. Nous avons choisi une voie technique complexe, cela nécessite une maîtrise approfondie de la science et des modèles numériques avancés pour orienter nos recherches.
Notre force réside dans cette compréhension pointue des mécanismes en jeu, soutenue par un réseau de partenaires scientifiques et de laboratoires qui nous aident à affiner notre approche. C'est grâce à cette expertise collective que nous sommes en mesure d'avancer aussi rapidement, avec un premier pilote industriel en seulement quatre ans.
Qu’est ce qui vous anime chaque matin ?
Créer et animer une telle équipe est l'un des plus grands défis pour un entrepreneur. Ce n'est pas simple, mais c'est essentiel. Je suis bien conscient que sans cette équipe motivée et compétente, je n'aurais pas pu accomplir tout cela seul. Ce qui me motive, c'est de fédérer des personnes autour d'un projet qui a du sens, qui sera utile pour l'avenir. Si nous parvenons à décarboner l'industrie, nous aurons apporté une pierre à l’édifice pour les générations futures. Nous avons créé le monde actuel, c'est à nous d'apporter des solutions pour le réparer. On fait partie du problème mais on fait partie de la solution aussi. Il faut prendre sa part de responsabilité.